Rose Lamy : “Le mépris anti-beauf ouvre la voie au désintérêt pour le sort des classes populaires”
Mêlant théories sociologiques et anecdotes, Rose Lamy démontre, dans son essai “Ascendant #beauf”, comment le mépris à l’égard des “beaufs”, venu notamment d’une partie de la #gauche, participe à la #déshumanisation de tout un groupe #social.
Deux ans après « En bons pères de famille », la #militante #féministe Rose Lamy s’attaque à une nouvelle figure de l’#oppression. Photo Marie Rouge
https://www.telerama.fr/livre/rose-lamy-le-mepris-anti-beauf-ouvre-la-voie-au-desinteret-pour-le-sort-des-classes-populaires-7025554.php
TELERAMA - Caroline Pernes
09 mai 2025
Elle cite, de tête, Salut les amoureux, de Joe Dassin. Connue pour ses travaux sur la déconstruction des discours sexistes dans les médias et du mythe du « bon père de famille », la militante et essayiste Rose Lamy revient avec Ascendant beauf (éd. du Seuil). Dans cet essai stimulant, mêlant anecdotes personnelles, paroles de chanson et théories sociologiques, elle s’attaque à une nouvelle figure de l’oppression, symbole du #mépris #social : le « beauf ».
On vous connaît plutôt pour vos écrits féministes, pourquoi avoir choisi de vous intéresser au beauf ?
Au départ, je voulais écrire sur le discours classiste, le mépris de classe dans les médias, en élargissant mon travail sur le sexisme à une autre forme de domination qui me touche : je suis une #femme issue des classes populaires. J’avais l’impression qu’il y avait un malentendu entre le personnage social que je deviens, et qui je suis vraiment. D’où l’obligation de passer par un récit à la première personne. C’est une oppression très ambivalente, que je ne voulais pas tenir à distance : on vit le mépris de classe, on le reçoit et on le répercute, dans un cycle infernal.
À quoi ressemble le beauf ?
Son portrait-robot existe : c’est le beauf de #Cabu. Il a les traits des classes populaires. Mais si on admet que les #pauvres sont ceux qui manquent de #culture économique, le beauf est pour moi celui qui manque de culture légitime. D’ailleurs, quand Cabu dit : « On est tous le beauf de quelqu’un », il ajoute : « Quand on se laisse aller. » Il y a quelque chose de l’ordre de la non-#performance, du laisser-aller, du moyen. Et cette absence de volonté, ou de capacité, à se transformer justifie de se défouler sur le beauf. Il a quelque chose d’autonome, il se place en dehors de l’hégémonie de la culture bourgeoise, ce qui le rend insupportable.
Vous adressez en particulier ce livre à la gauche. Pourquoi ?
J’observe des pratiques et des paradoxes : être très engagé dans les milieux de gauche d’un point de vue économique, sans aborder le mépris social qui est pourtant une branche de la lutte des classes. Je reproche à une partie de la gauche de pratiquer, par tradition et peut-être complètement inconsciemment, ce mépris anti-beauf. Il y a un problème avec la culture dans notre camp : un désir de raccrocher les classes populaires, mélangé à une certaine défiance et à une essentialisation culturelle. Or ce n’est pas en humiliant et en assignant qu’on entame un dialogue.
On parle souvent de “plaisir coupable” pour qualifier des goûts que l’on considère comme beauf. Le terme renvoie à la honte, à un manque de connaissance, de #qualité.
Vous appliquez à votre analyse du mépris de classe le concept de continuum des #violences, théorisé par le #féminisme. Quel est ce mécanisme ?
Tout commence par la manière dont on désigne. Dans toutes les formes d’oppression, les injures et les blagues préparent un terrain favorable à l’exercice de violences plus graves. Je crois que ce mépris anti-beauf ouvre la voie à la #déshumanisation des classes populaires, au désintérêt pour leur sort. Si on met dans un même sac des individus que l’on considère comme arriérés, racistes, sexistes, ploucs, alors le fait qu’ils soient mal soignés, qu’ils n’aient pas de médecins traitants, que leur espérance de vie soit inférieure ne nous touche plus vraiment. Il y a un côté « marche jusqu’à la ville ou crève ».
Quel lien faites-vous entre la figure du beauf et la notion de #culpabilité ?
On parle souvent de « #plaisir coupable » pour qualifier des goûts que l’on considère comme beauf. Le terme est très fort : il renvoie à la #honte, à un manque de #connaissance, de qualité. Cela pose aussi la question du second degré. La violence se retrouve aussi entre ceux qui savent adopter l’#ironie autour des goûts et ceux qui ne le savent pas. C’est ce que j’ai vécu dans une soirée : Joe Dassin passe, et je fonce à 200 km/h dans le mur du premier degré et de l’amour sincère pour la chanson. Je me suis heurtée à l’ironie des gens vis-à-vis de la musique #populaire. Or j’ai grandi avec le Top 50, la variété, la pop. Pour moi, c’est une langue vivante, un lieu de combat.
Y a-t-il un risque, notamment avec le succès de votre ouvrage, d’une #fétichisation du beauf comme synonyme d’#authenticité ?
C’est la triste marche de la #gentrification. J’apporte une lecture de ce mouvement, mais je ne peux pas l’empêcher à la force de mes bras. En revanche, si on est aujourd’hui prêts à gentrifier Joe Dassin ou Jean-Jacques Goldman, je ne pense pas du tout que l’on soit prêt à gentrifier le beauf « au présent », celui qu’on assigne au vote #RN, qui regarde #TPMP et Mask Singer.
Dans les dernières pages d’Ascendant beauf, vous vous étonnez qu’on ne parle jamais d’une figure féminine du beauf. Pourquoi ?
La « #femme beauf » n’a pas vraiment d’#identité, c’est « la femme de » : la femme du beauf de Cabu, la femme Tuche, la femme Bidochon. Il manque une représentation de ces #femmes qu’on ne voit jamais, qui n’apparaissent pas dans le système médiatique ou dans les grandes études, qui, culturellement, ont peut-être décroché du féminisme et apparaissent anonymement dans la rubrique des faits divers. Je suis frustrée de ne pas l’avoir bien cernée et mes réflexions commencent à ce sujet. Peut-être pour un prochain livre !
Ascendant beauf, éd. Le Seuil, 176 p., 18,50 €